FRAYEUR

Nouvel arrêt à Angers ce soir, chez un boucher, l'accueil est loin d’être ce que nous connaissons jusqu'ici. Autour de nous, un groupe hostile de passants, le nez enfoui dans leur écharpe, armé de raquette de tennis nous crie dessus : « Rentrez chez vous, vous n'avez rien à faire ici ! ». Finalement, le boucher nous ouvre sa porte. Ce commerçant se nomme monsieur Boudin. Monsieur Boudin referme les grilles de la boutique et inverse la petite pancarte indiquant les heures d’ouverture. Nous figeons debout à l’intérieur à un mètre du comptoir, pendant qu’il converse avec papa, mes yeux se perdent sur les murs. Je serre les dents pour ne pas rire. Avec son couperet, il assène de coups son billot de bois ; il n’y a pas de viande sur le plan de travail. Des esses, sans chair pendue ornent les murs. Je ne suis pas rassurée.
Nous passerons la nuit sur le carrelage de la boucherie. Je préférais le tapis. Je n'en garderai pas un bon souvenir ; du froid, du blanc et du rouge, en prononçant le mot boucher et des esses suspendus. Je ne me souviendrais peut-être pas du visage rubicond de monsieur Boudin, mais de son nom patronymique. À la boucherie Boudin tout est bon, même le patron, il fait le cochon.
Nous apprendrons par la suite que toutes nos maisons d’hôtes sont désormais détruites. Porterions-nous malheur à ceux qui nous viennent en aide ?



◃ Exode estival
Cache-cache ▹


Cet article a été posté dans *histoire et taggé #1940,#angers, #boudin, #esse ღ011 le 30 mai 1940


EXODE ESTIVAL

Quelques nœuds sur notre périple se disloquent. Nous voilà tous les quatre en route vers la côte. Le temps et le paysage resplendissent. Ce serait encore mieux, s'il n'y avait pas toute cette cohue paniquée et serrée qui coule vers la vallée où se niche notre petite villa. Automobiles, piétons, charrettes surchargées, nous roulons très lentement. Des soldats fuient le front et paraissent épuisés, endormis sur l'herbe des bas-côtés de la route, je les imagine respirer de l'herbe euphorisante. Ils paraissent apaisés déjà dans un autre monde.
Dans la soirée, nous parvenons à l'entrée de la ville de Dreux, nous trouvons le presbytère, où l’archiprêtre nous accueille chaleureusement. Papa, maman et Jean dorment chez lui pour la nuit. Seule, je suis hébergée dans une autre famille amie avec autant de gentillesse. Une alerte la nuit, la terre tremble encore le lendemain au petit déjeuner. La famille et moi retournons chez l’archiprêtre. Après cette bouffée d'amitié, nos hôtes se joignent à notre voyage. Nous nous apprêtons à reprendre la route. Le temps presse. Nous regagnons la fourmilière affolée, automobiles gonflées dedans, dessus, partout où il peut être accroché ou suspendu quelque chose. Nous fûmes pourtant avertis, minimaliste, d'un voyage léger. Cyclistes fatigués, carrioles surmontées de matelas orange et de couverture, gens jeunes et âgés, poussettes et toujours sur les bas-côtés de la route ; longeant notre procession ; la foule de soldats fuyant l'avancée rapide des troupes allemandes.
Le soir, nous arrivons au Mans sans avoir vu d'avions ennemis. Nous trouvons rapidement le presbytère. Une maison et ses convives fort accueillants, l’archiprêtre, sa mère et sa cousine. Les parents dans une chambre, mon oncle dans une autre, je dors dans le salon, tantôt sur le canapé, tantôt sur le tapis ; je terminerai ma nuit sur le tapis à contempler le lustre de cristal au lever du soleil. Nous quittons ces hôtes chaleureux, le cœur sur la main, nous offrant pain, saucissons et pommes.
Comment va le monde ? Ciel bleuté, cœur nauséeux. Toute la journée, j'ai vu des gens pleurer, des gens râler, des gens tomber, s’évanouir, des moteurs fumés, des matelas orange et des enfants dormir dessus ou dessous, et ma tête se dodelinant de gauche à droite. Pourquoi des matelas orange ? Il paraît, selon la Croix-Rouge, que l’aviation allemande ne bombarderait pas les civils chargés de couleur orange. Ma bouche en prière ; j’appelle Dieu miséricordieux.


◃ Dernière villégiature
Frayeur ▹


Cet article a été posté dans *histoire et taggé #1940, #exode, #dreux, #lemans, ღ010 le 20 mai 1940


DERNIÈRE VILLÉGIATURE

Nous reçûmes l’ordre d’évacuer les établissements scolaires réquisitionnés par la Croix-Rouge pour, éventuellement, servir d’hôpitaux militaires. Chaque directeur de collège doit se réorganiser ailleurs. Le collège où enseigne papa se disperse sur plusieurs domaines. Pas un jour ne s’écoule normalement sans cette maudite sirène.L’avertisseur se déclenche à chaque passage d’avions ennemis sur les frontières. Évidemment ! c’est fréquent, nous habitons la région parisienne. Papa refuse d’enseigner dans ces conditions. Papa renvoie tout le monde et leur souhaite bonne chance.
La sirène retentit ; celle qui affirme le danger, le vrai, l’angoisse. Nous nous réfugions dans la cave d’un voisin. « – Églantine ? Dépêche-toi, viens ! » : ma mère me houspille en piétinant sur place. Nous trottinons jusqu’à l’abri. Pour mon père, c’en est trop. Il décide de prendre toute sa famille et de partir vers la mer. Seulement, la famille s’oppose à sa décision ! Les négociations patriarcales n’ont plus le pouvoir d’avant. Chacun campé sur ses opinions ; papa, néanmoins, cède du terrain à certaines conditions. Avec ses connaissances, Marie-Christine veut devenir infirmière. Le directeur de l’hôpital l’engage et lui fait confiance. Les jeunes Clénoria partent en chariot vers la Normandie chez leurs cousins. Marie-Christine se propose d’aider Madame Clénoria (l’amie chère à maman) à Gournay. Les deux garçons déjà installés acceptent de revenir demeurer dans la maison familiale auprès de Marie-Christine, mais ne veulent pas quitter leur région. Les belles-filles non plus ! Adieu paysage joli, bonjour vie provinciale.
Maman a subi une petite opération à la jambe et papa veut absolument nous mettre à l’abri des bombes. Il ambitionne le transport de sa femme dans une brouette. Dieu merci ! L’arrivée de Maurice mon parrain, avec une voiture achetée à la salle des ventes nous épargnera. Il s’agit maintenant d’organiser le voyage. Jean, le frère cadet de maman, sera notre chauffeur. Notre but « La Baule », nous avions apprécié notre dernière villégiature et la compagnie des Lefranc les amis de papa ; amitié centrée sur l’hospitalité de Lourdes. Il décide de faire étape dans les villes que nous traverserons. Nous quémanderons l’hospitalité dans les presbytères, ainsi maman se reposera correctement. Le déchirement, même s’il est silencieux, d’enlacements, d’embrassades plus longues, de larmes, de reniflement discret entre amis et familles apparaît bien lourd à vivre. Les belles-filles rassurent papa par de petites tapes dans le dos. « Ne vous inquiétez pas, nous viendrons plus tard. Trouvez quelque chose d’assez grand. Au moins six personnes en plus, ce n’est pas rien ! » Notre automobile s’éloigne, l’alarme hurle de nouveau ou acclame notre départ. Les foulards s’agitent vigoureusement, comme des petits papillons. Vive le début du mois de mai !


◃ Printemps
Exode estival ▹


Cet article a été posté dans *histoire et taggé #1940, #Eglantine, #villégiature, #clénoria, ღ009 le 05 mai 1940


PRINTEMPS

Depuis le 15 janvier, le début du rationnement des denrées alimentaires a commencé, trois jours sans viande, trois jours sans alcool, alternés avec trois jours sans pâtisseries et, en guise de couronne, il fait très froid. Trois jours de pluie, trois jours de soleil, la météo ne semble pas rationnée, froid ! Froid ! Froid !


Printemps

Les froids de l'hiver s'adoucissent. (Le pensionnat avait eu quelques bronchites et angines sur les plus jeunes, rien de trop grave.) La terre recouvre sa couleur originale, laissant fondre la blanche poudre. Le printemps s'annonce avec l’éclosion des bourgeons. Il est bon de s’exposer au soleil et de se chauffer le dos dans le manteau. La verdure reparaît avec des petites feuilles, les premières primevères et les crocus. La grande pelouse retrouve son rôle de cours de récréation. Les classes reprennent leurs activités habituelles, avec une nouvelle animation de sciences naturelles en extérieur. Toute une leçon sur le hanneton et le doryphore. Je ne retranscrirai pas le cours du hanneton et de ses trois premières années de vie et de sa lutte pour survivre. Je comprends surtout que la mairie nous sollicite à leurs ramassages manuellement. Ils apparaissent et prolifèrent rapidement. Ce qui devient vite un jeu et n'a rien de désintéressé ; si la classe est suspendue. Chaque boîte de conserve pleine d'insectes rapportée à la mairie confère une récompense. Comment motiver les troupes à cueillir les hannetons ? Ils mangent vos fraisiers, pas de fraises dans vos assiettes ! Ça marche, fraisiers, groseilliers, fruitiers, suivant notre taille ; nous sommes affectés aux dégâts les plus urgents : jardins, vergers... Dans les champs à labourer, nous ramassons les gros vers blancs derrière la charrue ; j’en dissimule quelques-uns dans mon tablier ; je joue le soir avec les poules et j’amuse les petits voisins en même temps ; elles sont friandes, elles se courent après pour se les voler. Je trouve cela plaisant. Quelques éclats de rire font plaisir à entendre. Je n’aime pas ramasser les doryphores. Je les trouve répugnants ces insectes aux élytres jaunes striés de bandes noires. Ils ressemblent à des prisonniers dodus. Une drôle de guerre humaine et animale, pourtant dans notre semi-campagne paisible, malgré la violence dont nous avons l'écho lointain, malgré la certitude d'un bouleversement qui se prépare, nous pressentons une irruption brutale comme un volcan.


◃ Déclaration 3 sept 1939
Dernière villégiature ▹


Cet article a été posté dans *histoire et taggé #1940, #doryphore, #printemps, ღ 008 le 23 mars 1940