ESPOIR

Je ne vois pas beaucoup papa, il gère tout le jardin. Il a entrepris avec les élèves de subvenir à nos propres besoins en légumes. Les terres sont assez importantes pour administrer un potager, des arbres fruitiers, et même, comme l’annonce papa : « Nous ferons pousser notre blé et l’avoine pour les chevaux ». Les élèves sont ravis d’apprendre sur le tas, et nous sommes ravis d’apprendre des villageois, chacun vient avec ses connaissances et les transmet à tous. Maman a trouvé une petite occupation supplémentaire : la basse-cour ; elle décide de faire l’élevage de poussins, qui deviennent des poulets ou des poules, qui dit poules ; dit œufs, qui dit œufs ; dit poules, donc de la viande supplémentaire, canard, pintade, oie.
Nos journées laborieuses, entre le lever du soleil et son coucher, entre les bottes allemandes et les avions, l’agriculture et l’éducation, la guerre nous épargne les malheurs des fusils dans notre abbaye.
Chaque graine compte, le plus petit morceau de bois s’empile ; rien n’est laissé au hasard à celui qui veut manger. Gare à celui qui grimace en mangeant sa soupe. Papa a l’œil sur les petits comme sur les grands. La soupe dans les bols fume, mais pas la cheminée. Le réfectoire est froid. Il est froid et austère, du bois sur les murs jusqu’à un mètre vingt du sol, prolongé de chaux blanche jusqu’au plafond. Le parquet en bois massif craque à chaque pas, lui aussi a froid. Chacun de nous prend place entre les grosses tables fermières et les bancs de bois dans le calme et le silence. Mon père frappe une fois dans ses mains, un écho retentit, les corps se plient et s’asseyent. Mon père frappe une seconde fois et le bruit des cuillères sur les bols s’écoute, par cliquetis non disciplinés.
« Remercions le Seigneur pour ce mets copieux et chaud. »
Nous ne jouons pas les difficiles. Nous mangeons ce que nous produisons. Nous raccommodons sans cesse nos vêtements. Nous filons la laine du seul mouton, les autres nous ont été volés. Bèèèh – c’est son nom – le chanceux, nous le surveillons en permanence ; deux vaches qui nous fournissent le lait nécessaire, quand il n’y en a pas assez, nous le coupons avec de l’eau ou bien ; nous le gardons pour les petits de moins de cinq ans. Nous n’en avons pas assez pour le baratter, mais nous avons de la crème fraîche. Nous troquons nos œufs et nos légumes en trop, surtout les topinambours contre du beurre de « la ferme des gros chênes ». Nous économisons nos tickets comme stipulé dans la propagande. Un peu de sucre dans la chicorée et, pas plus d’une demi-cuillère à café par personne et, par jour, papa dit : « Le sucre ? C’est pas bon pour les dents données à la petite souris ».
Monsieur le Maire a rendu visite à mon père, nous devons augmenter notre surface de terrain agricole et cultiver plus, ce sera notre contribution économique à la guerre. Notre redevance en quelque sorte. Papa lui a répondu : « Et où je vais trouver les bras nécessaires ? ». Un haussement d’épaules pour toute réponse. « Et la terre ? Le pauvre monsieur le maire a répondu : « Je m’en occupe ».

◃ Narcisse
Le travail à l'honneur ▹


Cet article a été posté dans *hisoire et taggé #1943, #espoir, #lafermedesgroschêne, ღ 073 le 30 mars 1943


NARCISSE

Le printemps, enfin, la neige fond, la terre dure laisse sa place à de la boue. Les terre-pleins des maisons jaunissent de narcisses et de jonquilles. Elles tremblent sous le vent et nous, pauvres humains, tremblons encore dans nos manteaux et sous le ciel d’avions. Les mêmes sèment des bombes à profusion. La mort travaille sans relâche. Elle n’a pas beaucoup d’efforts à faire, juste se baisser pour récolter. Pour qui travaille-t-elle ?

◃ La fuite
Espoir ▹


Cet article a été posté dans *histoire et taggé #1943, #mort, #printemps, #Narcisse, ღ072 le 03 mars 1943


LA FUITE

Notre premier réservoir d’essence brûlé, le garagiste a expliqué à papa le chemin à prendre.
Direction la Baule.
Papa a réussi à obtenir trois vrais, faux, laissez-passer nous permettant d’enseigner sur tout le territoire français. Si nous ne croisions pas des militaires à intervalles réguliers pour des contrôles de papiers, cet exode aurait pu s’appeler vacances.
Une odeur de sel marin nous chatouille les narines. J’arrive à lire sur la pancarte à l’entrée du village « Granville ». Surprise ! C’est une mauvaise direction. Un établissement imposant par ses pierres nous accueille. Papa et maman sont chagrinés, le ciel pleure notre erreur. Le chauffeur est fatigué et nous aussi. Le taxi ne veut pas reprendre la route. Papa lui donne le reste de l’argent dû. La nuit tombe, nous nous dirigeons vers la porterie de l’Abbaye. Nous sommes accueillis comme des pèlerins de passage. Nous dormons à même le sol enveloppé d’une couverture. Demain, il fera jour.
Les évènements se précipitent ; la guerre a montré son vrai visage, ici aussi.
Les cloches se font entendre, tintant les fourneaux philanthropiques. Sept heures, pas vraiment le temps de s’étirer. Je suis la dernière levée. Reste un peu d’eau fraîche à ma disposition dans un broc et une cuvette en émail ébréchée. Je me satisfais de ce bonheur à me dépoussiérer du voyage. Je quitte le dortoir à mon tour, admirer un beau lieu de vie. La cour semble agréable, sans ronce artificielle, une belle chapelle et son abbaye, entourée de bâtiments occupés jadis par les moines. Le ciel pluvieux a fait place à de l’azuré, la coursive miroite un marécage bleuté du ciel.
Papa revient en se frottant les mains et en sautillant entre les flaques, il nous annonce qu’il pourra enseigner ici. Il a négocié son erreur. Je serai également enseignante à l’école primaire. Ma mère pourvoira au ménage des établissements scolaires. Ouf ! Pas besoin de reprendre la route.
J’aime mon nouveau travail. J’ai trouvé de l’ardoise faute de papier et de la craie naturelle en guise de crayon. J’organise les lieux, les salles de classe, les horaires de cours, les dortoirs et le ravitaillement. Je préfère dormir avec les élèves, il fait plus chaud. La communauté de mes camarades me manque. Je souffre, mais je ne me plains pas. La routine et le bonheur de vivre s’installent mais, la nuit, le cauchemar du bruit ferroviaire me hante.
C’est un plaisir de prendre la superbe allée bordée de peupliers qui conduit au petit château en soirée, le soleil illumine sa face sud-ouest. Mes parents ont dégoté un petit logement chez des bourgeois, en échange, nous devons préparer à manger.

◃ Mort
Narcisse ▹


Cet article a été posté dans *histoire et taggé #1943, #La Baule, #Granville, #lafuite, #Abbaye, ღ 071 le 02 février 1943